Avec des lois imposant une meilleure protection des données, une meilleure rémunération des auteurs, un projet de taxation, une surveillance accrue des abus de position dominante, l'Europe s'est engagée dans des chantiers législatifs qui menacent directement les intérêts économiques des GAFA. Pour y échapper, les géants américains de la tech ont mis en place de puissants réseaux d'influence. Après avoir mené l'enquête, premier épisode : la bataille de YouTube contre une réforme des droits d'auteur qui menace ses intérêts.
"YouTube va disparaître !". Sous ce titre inquiétant, le dénommé Clideon, qui pilote une petite chaîne YouTube, s'est adressé pendant 10 minutes à ses 90.000 abonnés pour leur annoncer une catastrophe. A cause de l'article 13, un volet de la directive européenne sur les droits d'auteur, 35 millions de chaînes YouTube seraient purement menacées de disparition en Europe. Naturellement, ses fans sont atterrés. "Youtube c'est une partie de mon enfance, de ma vie, c'est incroyable, c'est mon quotidien", panique une certaine Loupaay.
De quoi parle-t-on ? L'article 13 est l'un des volets de la directive Copyright. En gestation depuis plus de deux ans, ce projet de loi adapte les droits d'auteur à la nouvelle donne numérique. L'article 13 porte plus précisément sur les contenus audiovisuels. Il obligera les plateformes numériques comme YouTube ou Instagram à mieux rémunérer les créateurs qu'ils monétisent déjà en passant avec eux des accords de droits d'auteur. Avec cet article, les plateformes comme YouTube seront surtout, à l'avenir, responsables de la stricte application du droit d'auteur et de la juste rémunération des auteurs.
Comme Clideon, des centaines de YouTubers européens prennent chaque jour la parole contre ce texte, qu'ils accusent de menacer l'existence de YouTube et même la survie d'internet. Martelant le même message, la vidéo du Suédois PewDiePie, le plus gros YouTuber européen (83 millions millions d'abonnés) a été ainsi vue par 7 millions de personnes.
Les youtubers premiers lobbyistes
Ce déferlement n'a rien de spontané : les YouTubers ne font que répondre à l'appel de la plateforme, qui s'est lancée dans une véritable guerre d'influence contre un projet de loi menaçant directement ses intérêts financiers et qui, surtout, lui confère un nouveau statut juridique. "Le problème, c'est que l'article 13 créé un précédent de responsabilité qui terrifie YouTube. La plateforme va perdre son statut de simple hébergeur, qui l'exonère de toute forme de responsabilité juridique et sociale", souligne ainsi la députée européenne Virginie Rozière.
Depuis deux ans, le lobbying de YouTube s'était exercé de façon dissimulée, via des initiatives faussement spontanées telles que CreateRefresh, un collectif qui est allé jusqu'à proposer des bourses aux artistes engagés contre l'article 13. Fin septembre, après que le Parlement européen eut voté sa version de la directive, YouTube a changé de stratégie : constatant que la loi risquait fort de passer, la filiale de Google a décidé d'agir à visage découvert. En dégainant une arme hyper puissante : sa propre communauté, convertie en une armée de lobbyistes.
En octobre, l’offensive a donc été lancée par la directrice générale de YouTube, Susan Wojcicki. Celle-ci a publié une tribune dans le Financial Times demandant une modification du texte. Surtout, elle s’est adressée par vidéo à "tous les créateurs" pour leur parler d’un projet de loi "mettant en danger l’ensemble de l'économie de la création". "Votre voix aura un impact incroyable", a dit-elle dit aux créateurs, en leur demandant de passer à l’action : à eux de s’exprimer, dénoncer, cliquer. Depuis, la directrice générale multiplie les "post" et les vidéos.
Les plus importants youtubers européens ont même été contactés par téléphone ou par mail par la filiale de Google, qui leur a proposé de leur « expliquer » les enjeux de cet article. Pour aider ses ambassadeurs, la chaîne leur a gracieusement fourni du matériel : un kit presse complet, comportant des messages déjà rédigés, un lien vers la pétition "Arrêtez la machine de censure" sur Change.org, signée par 4,5 millions de personnes ou vers la campagne « Save your internet », entièrement hostile à l’article 13.. YouTube fait aussi circuler une petite fiche consacrée aux "mythes qui circulent sur l'article 13".
Parallèlement à la mobilisation des youtubers, la plateforme a inondé les réseaux sociaux de ce message alarmant : « Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez ». Avec une illustration dramatique: une page Youtube blanche, vide de tout contenu. Une véritable guerre de communication ciblant la jeunesse… et touchant par ricochet les parents. « Keep lobbying your parents, it’s working » (continuez votre lobbying, ça marche!) s’est d’ailleurs réjouie sur Twitter la députée allemande Julia Reda, chef de file du Parti Pirate, en croisade contre les droits d’auteur et alliée de fait de Google dans ce dossier.
Une communication jouant sur la peur
Au-delà de l'ampleur des moyens déployés par YouTube, ses arguments sont sujets à caution : au moment où sa maison mère, Google, promet de lutter contre les fake news, la plateforme n’hésite pas à nourrir son discours d’arguments mensongers.
Le premier message envoyé aux youtubers relève du simple chantage : jouant le pire, la chaîne prétend qu’elle sera obligée de cesser son activité en Europe si l’article est voté. "Plus de 35 millions de chaînes seront bloquées en Europe, dont 4 millions de chaînes françaises", prétend l’entreprise. L'argument de l'emploi est lui aussi brandi: l'article 13 "mettrait en péril des centaines de milliers d’emplois dans l’Union européenne".
Difficile d’imaginer que la firme américaine renoncerait à la manne européenne, alors que dans le même temps elle a reversé, comme elle le signale aux youtubers, la bagatelle de 800 millions d’euros en un an aux propriétaires de contenus. « La même rhétorique du pire, circulait au moment du vote de RGPD, rappelle Virginie Rozière. Les géants du numérique annonçaient la fin d’internet. Il ne s’est rien passé ».
YouTube exploite aussi l'argument de la censure, auquel la communauté jeune et geek des youtubers est particulièrement sensible : l’article 13 mettrait fin à la liberté sur internet en obligeant les plateformes à installer des filtres. Ce n’est pas ce que dit le texte : “Le projet de directive ne précise pas quels outils peuvent être nécessaires pour éviter la diffusion de contenus non rémunérés (par les droits d’auteur). Il n’y a donc aucune obligation de mettre des filtres », précise le Parlement européen. En bref, chaque plateforme sera libre de choisir les outils qu’elle veut du moment qu’elle rémunère les auteurs.
Youtube dénonce les filtres alors qu'il en utilise déjà
Ironiquement, dans le cas de YouTube, la chaîne a déjà mis en place son propre outil de filtrage, Content ID. Celui-ci repère les morceaux ou les films ayant été référencés par les majors de la musique ou du cinéma. Ces contenus protégés ayant été détectés sont, selon les accords passés avec les ayant-droits, supprimés ou rémunérés par YouTube. Les contenus violents ou sexuels sont automatiquement repérés et interdits. « Le robot ContentID bloque déjà sans justification et sans recours possible certains contenus informatifs contenant des termes jugés illicites, comme le mot nazisme, explique l’avocate indépendante Alexandra Jouclard. Avec l’article 13, une plateforme n’aura plus le pouvoir de bloquer arbitrairement des contenus comme le fait déjà YouTube. Les règles seront claires ».
YouTube estime qu'il lui est "impossible de satisfaire à l'exigence" de responsabilité que lui conférerait l'article 13, invoquant la masse colossale de données arrivant sur la plateforme : "400 heures de vidéos sont mises en ligne chaque minute". En réalité, seule une fraction des contenus, ceux qui donnent lieu à une "monétisation", sont concernés par le droit d'auteur. Le mariage du cousin et les vidéos à caractère familial ou privé, échappent évidemment à la directive.
Les marques et les memes pas concernées par l'article 13...
La plateforme a aussi fait circuler une idée, qui revient fréquemment dans les vidéos de dénonciation diffusées par les youtubers: leurs vidéos risquent d’être bloquées si elles comportent des objets protégés par des marques – une canette de Coca Cola, des chaussures Nike, un Pikachu apparaissant en arrière-plan… Pure désinformation. Ces objets relèvent du droit des marques et ne sont en rien concernés par l’article 13. S'ils apparaissent dans la vidéo, c'est au titre "d'inclusions fortuites". De la même manière, l'idée largement répandue que les "memes" chers aux adolescents seraient bannis par l'article 13, est fausse : les contenus parodiques ou les courtes citations font exception au droit d'auteur.
Enfin, la campagne de YouTube omet de rappeler la finalité d’un texte visant à donner une meilleure protection juridique aux créateurs. Aujourd'hui, seuls les youtubers affiliés à des sociétés de gestion collective comme la Sacem ou la SACD perçoivent des droits d'auteur. Les autres, qui n'ont pas passé d'accord, peuvent être "monétisés" grâce aux revenus publicitaires générés par l'audience de leur chaîne. Demain, Youtube sera obligé de conclure des accords avec tous les ayant-droits qui en feront la demande. « Aujourd’hui, Youtube paie de façon discrétionnaire, sans qu'il y ait de règles, en ayant l'habilité de se garantir quelques têtes d'affiche, rappelle Virginie Rozière.
Un détail en dit long sur le manque de transparence de Youtube : en France, des accords ont été conclus il y a déjà plusieurs années entre YouTube et les sociétés de gestion de droits d'auteur, Sacem et SCAM, auxquelles se sont affiliés les plus importants youtubers. "Si les créateurs n'ont pas accès au contenu de ces accords, c'est parce que YouTube a imposé l'opacité. Avec l'article 13, les youtubers pourront exiger de connaître la teneur exacte de ces accords", rapporte Alexandra Jouclard.
Certes, la loi ouvre une foule de questions : les Youtubers vont-ils s’organiser et créer leur propre syndicat ? Passeront-ils par les sociétés de gestion existante ? La firme américaine exploite cette complexité et surjoue les risques d'un texte dont la version finale n’est pas encore connue. L'énorme battage a heureusement fini par éveiller des suspicions et tous les youtubers n’ont pas pris pour argent comptant la rhétorique du géant américain. Par exemple, Leo, de la chaîne Techmaker, invite ses spectateurs à réfléchir et ne pas paniquer... même s'il invite à signer une pétition contre l'article 13. Certains ont été jusqu'à mener l'enquête. Le collectif Tatou, une chaîne Youtube diffusant des vidéos informatives, consacre ainsi un excellent dossier, très informé et nuancé à l'épineux article de loi.
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