Face à Amazon, comment FedEx doit se réinventer

Fred Smith se hérisse à la moindre allusion suggérant que FedEx Corp, le géant mondial de la livraison qu’il a bâti pendant quatre décennies, pourrait être bouleversé par un acteur tel qu’Amazon.

« Vous ne pouvez pas décider du jour au lendemain : “Je vais ramasser des colis chez chaque personne et chaque entreprise dans le monde et être capable de les livrer à tous les autres », a lancé M. Smith dans une récente interview. « C’est fantastique. »

« Fantastique » est l’un des mots préférés de M. Smith pour décrire l’éventualité d’être battu par de nouveaux concurrents. Il l’avait également utilisé en décembre dernier, à la suite d’un rapport décevant sur les bénéfices, pour écarter les questions des analystes qui s’interrogeaient sur la poussée d’Amazon dans le secteur de la livraison.

Le lendemain, l’action de FedEx avait chuté de plus de 12 %. Et Dave Clark, vice-président senior des opérations mondiales d’Amazon, avait alors tweeté : « Ho ! Ho ! Ho ! Ho ! Ho ! Ho ! Fantastiques vacances à tous ! », avec une photo d’un avion siglé Amazon Prime.

M. Smith a balayé le sarcasme d’un revers. « Ce que je comprends de lui, c’est que c’est un type impitoyable, et un petit malin, dit-il. S’il veut m’abattre, qu’il essaie. »

M. Clark a expliqué qu’il essayait juste de rassembler son équipe avec une blague pour initiés. Le PDG de FedEx, un homme âgé de 75 ans qui a été pionnier dans le transport de colis dans le monde entier à la vitesse de l’éclair, est confronté à certaines des plus grandes menaces qu’a connues l’entreprise qu’il a fondée.

Le commerce mondial ralentit et les batailles autour des droits de douane poussent les entreprises à repenser les chaînes d’approvisionnement. Un partenaire clé, l’US Postal Service est en difficulté. Quant à Amazon, de client, il s’est transformé en concurrent.

Ces dangers ont affaibli les finances de FedEx à un moment où l’entreprise basée à Memphis s’efforce de s’adapter aux exigences de la livraison moderne. La plus grande partie de la croissance des expéditions provient des commandes de l’e-commerce, qui exigent de plus en plus un transport d’un entrepôt à une maison voisine, et non plus sur de longues distances du jour au lendemain.

Le mois dernier, FedEx a réduit ses prévisions de bénéfices pour la troisième fois cette année. L’entreprise estime maintenant qu’ils seront inférieurs d’environ 900 millions de dollars aux prévisions qu’elle avait publiées quelques mois plus tôt. Le chiffre d’affaires de l’activité Express Air est en baisse. Dans ses activités terrestres, les coûts augmentent alors que FedEx court après les livraisons à domicile d’e-commerce.

L’action FedEx a chuté de 33 % au cours des douze derniers mois, ce qui constitue une sous-performance significative par rapport à son principal rival, UPS, dont le cours est resté stable au cours de cette période. Mais UPS s’est lancé très tôt dans l’e-commerce et a investi massivement dans la mise à niveau de son réseau.

« Le monde a beaucoup changé au cours des dix dernières années, et le livre de stratégie de FedEx est resté à peu près identique », analyse Trip Miller, directeur associé chez Gullane Capital Partners. Il apprécie néanmoins l’accent mis récemment sur l’expédition de marchandises en ligne, mais pour lui « c’est quelque chose qu’ils auraient dû faire il y a trois à cinq ans ». Le hedge fund basé à Memphis détient environ 10 millions de dollars d’actions FedEx.

M. Smith, ex-officier de marine et ancien combattant décoré de la guerre du Vietnam, a fondé FedEx en 1971 et en a été le PDG pendant presque toute son histoire. Le milliardaire s’apprêtait à passer les rênes, mais il a prolongé son mandat à la tête de l’entreprise après le départ soudain de deux de ses cadres dirigeants, dont son probable successeur.

M. Smith, qui reste l’un des plus importants actionnaires de FedEx, a donc dû réorganiser l’entreprise. Et il a commencé par divorcer d’Amazon.

Depuis des années, Amazon a développé ses activités logistiques afin de gérer davantage de livraisons lui-même. Pour ce faire, le géant de l’e-commerce a ajouté à son arsenal des semi-remorques, des centaines de centres de tri et des dizaines d’avions-cargos pour transporter des millions de ses colis. Il livre aujourd’hui près de la moitié de ses commandes, contre moins de 15 % en 2017, selon les estimations de la société d’études Rakuten Intelligence. En février, Amazon a indiqué dans son rapport annuel considérer les entreprises de « services de transport et de logistique » comme ses rivales.

« Ils n’avaient jamais fait cela avant ce jour-là, assure M. Smith. Alors, on a pris ça au sérieux. »

En quelques mois, FedEx a cessé de livrer presque tous les colis d’Amazon aux Etats-Unis, laissant arriver à expiration des contrats générant 900 millions de dollars de chiffre d’affaires annuels. A la place, FedEx veut être reconnu comme la compagnie de livraison qui s’est associée à Walmart, Target et d’autres distributeurs qui sont en concurrence avec Amazon.

FedEx possède plus de 680 avions et 180 000 véhicules de livraison. Pas plus tard que le mois dernier, Amazon a annoncé une commande de 100 000 camionnettes électriques, ce qui rapprochait le volume de sa flotte totale de celles de FedEx et d’UPS.

« Dans le sport, les affaires et l’armée, la seule chose qui importe, en fin de compte, c’est le score au tableau d’affichage, assure M. Smith, qui est aussi propriétaire minoritaire des Redskins de Washington, une franchise de football américain de la NFL. On comptera les points à la fin du match. »

M. Clark, directeur des opérations mondiales d’Amazon, raconte que la croissance de l’activité logistique de l’entreprise est née d’un simple constat : l’infrastructure de livraison existante allait ne plus être suffisante, en termes de rapidité et de taille, pour répondre aux besoins d’Amazon.

« Notre objectif et tout ce que nous faisons aujourd’hui est fait pour être à la hauteur des demandes des clients d’Amazon », assure-t-il. Amazon entretient depuis longtemps des relations plus étroites avec UPS et l’US Postal, avec lesquels ils ont mieux planifié les besoins futurs de l’entreprise qu’avec FedEx, explique M. Clark. L’an dernier, FedEx a transporté environ 2 % des colis d’Amazon aux Etats-Unis, selon Rakuten.

Amazon a toujours été un client difficile. Il exigeait des frais d’expédition peu élevés en raison de son volume élevé de colis, qui générait des marges bénéficiaires inférieures à celles d’autres grands comptes, selon les dirigeants actuels et passés de FedEx. Avec l’augmentation de ses propres capacités de livraison, Amazon a expédié un plus grand volume de ses propres colis dans des zones urbaines plus denses, ce qui laissait aux autres transporteurs la tâche, plus coûteuse, de transporter les colis plus loin, explique M. Smith.

Certains anciens dirigeants de FedEx se disent surpris qu’il ait fallu tant de temps à l’entreprise pour se rendre compte de la menace représentée par Amazon.

FedEx a décidé cette année de couper les liens avec le géant de l’e-commerce après être arrivé à la conclusion que d’autres distributeurs étaient devenus assez importants pour fournir un nombre suffisant de colis quotidiens justifiant la mise en place d’itinéraires comportant assez d’arrêts rapprochés. Contrairement à Amazon, ces entreprises ne construisent pas leurs propres réseaux de distribution et ont besoin de FedEx et d’autres transporteurs pour l’intégralité de leurs livraisons.

Cibler les achats en ligne tout en évitant le plus grand acteur du secteur est un défi de taille, rappelle Amit Mehrotra, analyste à la Deutsche Bank. « C’est difficile de s’appuyer sur un secteur quand on s’éloigne du plus gros contributeur à sa croissance. »

M. Smith a décrit la trame d’un réseau de livraison express dans une de ses dissertations à l’Université Yale. Créer une entreprise de livraison qui traite les expéditions de bout en bout permettrait aux entreprises de compter sur des pièces de rechange, des médicaments ou de l’électronique dès le jour suivant. Une fois l’opération lancée, sa société a trouvé un marché d’expéditeurs prêts à payer des tarifs premium et a principalement connecté des entreprises entre elles.

La vente de produits au détail en ligne est un business différent. Déposer un ou deux colis dans une seule maison est plus coûteux que décharger un grand nombre de paquets chez un distributeur ou dans un bureau. M. Smith s’est montré réticent à accepter trop de colis d’e-commerçants, avec leurs prix bas et leurs coûts de livraison élevés.

FedEx était satisfait de laisser UPS enlever une grande partie de ces activités. FedEx transporterait les colis sur de longues distances à bord d’avions et de camions, puis les déposerait dans les bureaux de poste locaux moyennant des commissions. Les facteurs les déposeraient au domicile des clients se trouvent sur l’itinéraire de leur tournée. Chaque jour, FedEx remettait ainsi environ deux millions de colis à l’US Postal.

L’arrangement a bien fonctionné, mais M. Smith confie qu’il était de plus en plus inquiet au sujet de son partenaire. Les finances de l’US. Postal étaient mises à rude épreuve par la baisse du volume de courrier prioritaire — la partie la plus rentable de ses activités — ainsi que par les coûts élevés des prestations aux retraités et autres avantages postérieurs à l’emploi. L’US Postal a subi des pertes de près de 75 milliards de dollars depuis 2007.

« L’US Postal est en train d’imploser », assure M. Smith. Il soutient que cette entreprise doit réduire ses services, diminuer la rémunération de ses employés syndiqués et peut-être demander des subventions au gouvernement fédéral pour livrer ses colis — que des options peu probables, admet-il.

De son côté, l’US Postal affirme que ses finances sont grevées par des problèmes structurels. Il est tenu de distribuer le courrier aux clients dans tout le pays, mais reste contraint dans la mesure où il ne peut pas augmenter les prix. « Nous restons très confiants sur le fait que nos problèmes, bien que graves, peuvent être résolus », déclare un porte-parole de l’US Postal.

Afin de réduire sa dépendance à l’égard de la poste américaine, FedEx a décidé de développer son réseau Ground. Acquise en 1998, l’activité est indépendante de la division Express. Pour livrer les colis aux domiciles, FedEx Ground s’appuie sur une flotte de sous-traitants indépendants qui gèrent les zones territoriales et leurs camions.

Au cours des cinq dernières années, FedEx a ajouté plus de 3,3 millions de mètres carrés de capacité de tri à son réseau Ground, qui inclut près de 70 établissements. Cela lui a permis de collecter les colis d’un plus grand nombre de commerçants et de s’occuper de la livraison finale de bon nombre de colis qu’il déposait jusqu’alors dans les bureaux de poste.

Certains sous-traitants pour FedEx Ground et des analystes de Wall Street remettent en question la décision de l’entreprise d’ouvrir son réseau aux colis de l’e-commerce et les coûts supplémentaires liés à de nouvelles options comme la livraison le dimanche.

« C’est totalement contraire à la rigueur et cela comporte le risque d’inonder le réseau de produits à faible rendement », a écrit David Vernon, analyste de Sanford C. Bernstein & Co., le 9 octobre dernier, lorsqu’il a ramené de 201 à 153 dollars le cours cible à un an des actions FedEx. L’action se négocie actuellement à environ 150 dollars.

Son rival UPS a également dépensé des milliards de dollars pour accroître ses capacités, moderniser ses installations de tri et transporter davantage de colis par avion. UPS, qui gère environ 20 % des colis d’Amazon aux Etats-Unis, souhaite gérer une plus grande part des activités du géant de l’e-commerce. Il est également en train de renforcer ses liens avec l’US Postal, notamment en s’appuyant sur la flotte de distribution du service postal pour faciliter le déploiement de la livraison à domicile le dimanche.

Un porte-parole d’UPS déclare qu’il a été décidé de travailler avec Amazon et l’US Postal après avoir déterminé ce qu’il y avait de mieux pour les clients et les actionnaires d’UPS.

La mise en place par FedEx de son réseau Ground a soulevé d’autres questions, touchant, elles, à son réseau Express, dont la croissance stagnait. FedEx continue d’investir dans de nouveaux avions et l’expansion de ses hubs aériens dans des endroits comme Indianapolis et Memphis.

M. Miller, le gestionnaire du hedge fund de Memphis, suggère que FedEx devrait envisager de ralentir certaines de ses investissements jusqu’à ce que les performances d’Express se stabilisent.

De leur côté, les dirigeants de FedEx affirment que la modernisation est nécessaire parce que les nouveaux avions sont plus efficaces et plus fiables que les anciens. La société a réduit certains projets de dépenses et a offert un programme de rachat aux employés d’Express. Elle pourrait réduire davantage ses investissements si la situation économique se détériorait.

Pour l’heure, l’entreprise a résisté aux appels en faveur du regroupement de ses réseaux de distribution. Selon d’anciens employés de FedEx, les chauffeurs d’Express et de Ground collectent et déposent les colis séparément, passant parfois au même endroit à quelques minutes d’intervalle.

M. Smith assure que la séparation des activités est essentielle pour tenir la promesse d’une livraison rapide par Express. Si une tempête de neige retarde l’arrivée d’un vol, explique-t-il, les chauffeurs au sol peuvent commencer leur trajet tandis que ceux d’Express peuvent attendre les livraisons urgentes comme le matériel médical vital.

Ce mois-ci, l’Organisation mondiale du commerce prévoyait que le volume du commerce mondial de marchandises augmenterait de 1,2 % cette année, une baisse par rapport à la croissance de 2,6 % prévue en avril. Au cours de l’année écoulée, M. Smith a souvent plaidé à Washington en faveur d’un apaisement dans l’affrontement sino-américain, qui est au cœur des tensions commerciales mondiales.

M. Smith n’avait pas l’intention de s’impliquer autant qu’il le fait actuellement. Le conseil d’administration de FedEx a modifié ses règles de départ en retraite pour lui permettre de rester en poste après ses 75 ans en août. Son dauphin présumé, un lieutenant de longue date, a brusquement quitté l’entreprise en février. M. Smith refuse de dire combien de temps il compte rester PDG.

« Je suis très concentré sur le moment présent, assure M. Smith. Je me fiche de ma succession. Mon héritage sera le succès de l’entreprise. »

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